THREE SPACES

Anne-Charlotte Yver

Naoki Miyasaka opère avec la calme conscience de la temporalité de sa recherche. Ses sculptures transposent une théorie abstraite en son expérience perceptive dans l’espace d’exposition, par une série de répétitions et de variations observables dans le temps. De répétition en précision, l’œuvre tend vers une radicalité formelle qui mesurerait la validité de la théorie dont elle découle, étudiée sous différents angles et confrontée à différentes situations spatiales. 

L’exposition « Three Spaces » est plongée dans le blanc. Ce blanc est celui des murs de l’espace, sur lesquels les sculptures se greffent en en transformant l’architecture. C’est un blanc physique dont se détachent les empreintes et les contours des formes posées sur le sol en béton et où se dessinent les faces de leurs volumes dans une lumière électrique froide. C’est un blanc mental, qui refuse de s’encombrer de la matière des choses, comme l’assume l’inaltérable légende de chaque pièce « mixed media ». Ce blanc place les trois ensembles sculpturaux présentés sur un même registre : comme éléments constitutifs d’une installation globale et immersive. Mais sous son apparente uniformité, l’exposition dans son ensemble semble pourtant révéler des œuvres à différents stades de leurs potentialités théoriques et plastiques. 

Située au point de fuite vers laquelle toute la perspective de l’exposition est tendue depuis l’entrée, « Surspace 2 » est la sculpture qui a son origine la plus lointaine dans la recherche de Naoki Miyasaka. Elle est à la fois la seconde version de « Surspace », produite en 2012, et son extrême inversion. « Surpace » se présente comme un monolithe pyramidal dont la surface recouverte de béton reproduit celle du sol sur lequel il repose. La forme pyramidale reprend, tout en l’obstruant, le faisceau optique s’ouvrant depuis l’œil de la caméra jusqu’au sol. L’image aveugle de la surface du dessus de la sculpture est transmise sur un écran. Ce principe de captation vidéo verticale est également repris en 2013 et 2014 avec « CV Projection 0 » et « CV 2 Projection ». La pyramide passe d’une forme pleine à une construction structurelle, d’une sculpture close physiquement imposante et au point de vue unique à un dispositif ouvert au passage des regards et des corps. La caméra de captation qui absorbait une image absente est remplacée par le vidéo projecteur, diffusant des vidéos d’autres artistes. 
À leur suite, « Surpace 2 » ne se présente plus comme une forme qui s’érige dans l’espace, mais comme un espace en creux, un vide entre deux architectures. Si ce n’est le dispositif vidéo, aucune matérialité n’est ajoutée à l’espace d’exposition brut. Les murs se prolongent simplement pour encadrer un vide. Ce vide est juste l’espace nécessaire à la formation dans l’œil de la caméra de l’image du sol en béton, simultanément diffusée sur un écran vertical. En basculant peu à peu du domaine de la sculpture-objet à celui d’une sculpture-architecture, réduite à son plus simple appareil et à sa matérialité la plus brute, « Surspace 2 » semble avoir trouvé ici sa forme la plus radicale. Une forme qui peut s’adapter à différents espaces, en en modifiant inexorablement notre expérience perceptive. 

Au centre de l’espace, « Angle mort 2 » utilise le même vocabulaire plastique que « Surspace 2 » : l’extension du mur, la reprise de sa surface peinte, la posture verticale. Il semble toutefois agir, par rapport à sa première version de 2013 « Angle mort », en une évolution inverse. « Angle mort » se présente en effet comme l’image concrète d’un plan à l’échelle réelle, sur lequel une zone réduite au sol est rendue visible par le simple fait d’avoir été nettoyée. Ce dessin retrace dans un espace donné, et depuis un point de vue précis, la partie rendue inaccessible à l’œil par l’irruption d’un obstacle dans son champ de vision, ici l’angle d’une cimaise. La sculpture est réduite à un geste minimal, très peu visible. Elle ne comporte aucun ajout de matière, c’est un effacement qui paradoxalement rend visible la zone d’invisibilité. Ce geste matérialise l’empreinte au sol de la zone aveugle, alors que « Angle mort 2 » reconstruit dans une partie de l’espace dépourvu d’obstacle la condition d’un angle mort. Pourtant, les angles rentrants de la pièce, dont la forme trapézoïdale est à peine perceptible, accompagnent la trajectoire du regard et annulent ainsi inversement les conditions de formation d’une zone aveugle dans son champ. 

La série des trois sculptures sur socle intitulées respectivement « 3 espaces – ligne droite (carré de 50 mm) », « 3 espaces – triangle équilatéral (carré de 25 mm)» et « 3 espaces – triangle rectangle isocèle (carré de 25 mm) » est une première occurrence dans l’œuvre de Naoki Miyasaka, tout en développant les recherches précédentes. Comme la version de « Surspace » de 2012, ces pièces présentent en plein un espace immatériel, celui d’un champ de vision, ou plutôt de plusieurs champs de vision qui se rencontrent. Chaque sculpture matérialise donc trois espaces séparés par des passages qui les connectent entre eux. Les limites de ces espaces et la manière dont ils fusionnent sont déterminées par des points de vue situés au centre des passages. Ces trois sculptures, contrairement aux deux autres, prennent les dimensions de maquettes, comme pour en tester la forme à petite échelle et en mesurer le potentiel plastique réel autant que fantasmé. Car si ces objets ont leur existence propre, ils agissent également dans la projection future d’un agrandissement à l’échelle sculpturale ou même architecturale. 

Dans le travail de Naoki Miyasaka, la forme est toujours conçue à partir d’une pensée spéculative. La théorie de base, qui s’appuie sur la réinterprétation de théories préexistantes dans l’histoire de l’art, prend pourtant sa source dans une hypothèse empirique sur l’expérience perceptive de l’œuvre. C’est celle du spectateur traversant une exposition, confrontant son corps, son regard et ses sens aux objets qui l’habitent. L’œuvre ensuite réalisée par l’artiste est naturellement rendue à l’expérience concrète qu’on en fait. En se projetant mentalement dans ces trois mêmes objets, exécutés cette fois à échelle humaine, on réalise alors qu’un regard ne pourrait techniquement pas se placer au centre des passages, c’est-à-dire au niveau du point de vue qui a déterminé leur forme. Les sculptures futures proposeraient donc une multiplication de points de vue, ceux des spectateurs, dont les regards seraient libres de circuler à l’intérieur ou à l’extérieur de leurs espaces, d’en suivre les faces et les arêtes, les pleins et les vides. Dont les déplacements des corps et les concentrations mentales reconfigureraient à chaque instant les possibilités visuelles. Mais dans l’expérience individuelle, plusieurs champs visuels ne peuvent pas coexister simultanément, à moins peut-être d’être de ces insectes dont la capacité de vision s’étend à 360°. Les formes parfaitement géométriques présentées ici proposent donc la matérialisation d’une expérience humaine et collective et d’une vision de la sculpture étendue à l’espace d’exposition dans sa totalité.